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Mon public c'est la personne qui est à de moi
 
Prenons le moment d'aboutissement de l'œuvre, lorsque d'une part tu reconstitues le salon marocain qu'ils ont chez eux, ou qu'ils ont vu chez les parents de leurs amis et un balcon typique des cités par quoi tu proposes une sorte de dedans-dehors et d’autre part, lorsque tu diffuseras sur grand écran les images des chaînes de télévision de leur pays respectif… Les gens vont (re) voir des images qu'ils ont l'habitude de voir à la télévision. En les revoyant sur grand écran, cette différence de format va déjà créer une distance, un recul par rapport à quelque chose que l’on connaît, qu'on a l'habitude de voir chez soi. Mais où, en définitive, se situera l'œuvre ?
Je ne veux pas me demander "où est l'œuvre ?" c'est là tout le problème de "l'esthétique relationnelle", cette question perpétuelle de définir la place de l'œuvre. C'est comme si je me réveillais un beau matin en me demandant : "Où est la vie ? " La vie n'est pas dans un arbre, ni dans un bus... la vie est partout. Je me dirais alors : "je ne sais pas où est la vie, donc je ne me réveille pas !" (rires) Lorsque j'ai montré la sculpture "Comas" à la fondation Actua à Casablanca, un spectateur, perplexe, m'a demandé : "Mais Monsieur, je ne vois pas votre œuvre, où est-elle ? ". Je lui ai proposé un badge avec mon nom et prénom, en échange du sien ; ensuite je l'ai photographié pour garder une trace. En définitive pour lui, l'œuvre c'était le badge avec ma signature. Mon interlocuteur se rendit compte qu'il avait en main une œuvre de moi, mais il en avait fait l'acquisition, non avec de l'argent mais à travers sa propre implication. Dernièrement j’étais invité à filmer un mariage marocain, cela m’a offert la possibilité de m'inscrire dans une vraie démarche relationnelle. Ce tournage a donné naissance tout d'abord à un film familial sur le mariage, puis à un documentaire et peut être aussi une installation. Ainsi j'aurais accompli un travail artistique tout en y intégrant les gens.
 
Est-ce qu'après cette sorte de co-production, ces mêmes gens viendront ensuite voir l'installation qui en dérive ?
J’espère, puisqu’ils ont fait partie du processus de création, qu’ils seront intéressés aussi par la diffusion. C’est la où la question de la diffusion de l’œuvre trouve tout son sens par rapport à l’esthétique relationnelle. Il y a des moments où je suis vraiment scandalisé de voir certains artistes n’agir que dans le cadre d’un centre d’art ou d’une galerie, cela limite la diffusion de l’œuvre à un public averti, un public d’initiés. Souvent je n’entends parler de l’esthétique relationnelle qu’en évoquant la création de l’œuvre, mais jamais sa diffusion, comme si cette dernière est réservée au monde de l’art. C’est pourquoi, je continue à diffuser mon travail dans le circuit des ateliers des prisons. Voilà encore un public privé de ce que ce courant peut lui offrir.
 
En quel sens ce travail se raccordait-il avec ton œuvre picturale précédente lorsque tu vivais au Maroc ?
En fait, tout cela découle de la peinture. De mon impossibilité même à trouver mon public, puisqu’en général au Maroc les galeries n'exposent que des peintres reconnus, politiquement corrects, capables de produire des œuvres très décoratives assorties avec le salon d'une certaine bourgeoisie. Pour moi, il ne s'agissait pas du tout de ça. Mon travail était avant tout dans l'atelier. En 1996, j'ai carrément commencé à effacer mes peintures, imprimant, sur les toiles recouvertes d'un épais glacis blanc, la phrase "Sans Témoin". Les peintures continuaient à exister, mais elles étaient voilées, comme ces femmes vulgairement maquillées, mais qu'un voile blanc cache.
 
Pour toi, cette opacité ou surdité était-ce une métaphore de l'état des institutions du Maroc dans leur rapport à l'art ?
Exactement. Mais aussi par rapport à l’implication des gens, au fait du manque de "témoin" : l’absence de celui qui doit voir....
 
Et qui ne voit pas ?
Oui, car la vraie censure au Maroc selon moi se produit dans le peu de moyens que l’état investit pour financer des institutions dans leur soutien à l'art, empêchant ainsi que les artistes s'expriment, qu'une vraie critique puisse se développer, que les regardeurs regardent, que tout ce processus fonctionne. Or, rien n'est fait en ce sens au Maroc. Ce qui aboutit à une paralysie de la critique. Les gens ont peur de se prononcer, donc ils ne peuvent témoigner. Après ma période d'effacement des toiles, a succédé un autre moment où je suis allé directement dans la rue chercher "mes témoins à moi". J'ai invité des gens à me rendre visite dans mon atelier pour devenir les uniques témoins de mon travail. J'enroulais les toiles peintes sous leurs yeux, hermétiquement et définitivement, puis je faisais leur portrait photographique. Cela a été vraiment la période la plus dure dans mon travail parce que je n'étais pas sûr du tout d’être compris.
 
 

 

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© Mounir FATMI
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