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Mon public c'est la personne qui est à de moi
   
En même temps, tu prenais acte d'une réalité du Maroc ; ce qui est déjà être vivant...

Beaucoup de gens au Maroc ont trouvé mon travail radical. Cela n'était pas bien vu d'effacer ses propres peintures. Pour eux, c'était une destruction, un vrai suicide. Alors que mon propos était totalement autre. J’avais réussi à avoir un public, alors que le Maroc n'avait même pas une politique culturelle. Cela m'a mis en conflit avec certaines personnes qui ne voyaient dans mon travail que le côté provocateur et donc "occidental". En même temps, je rappelais l'histoire de l'art musulman, l'effacement des portraits dans les miniatures d’Al Wassiti ou d’Al Hariri ... Mais cela se rattachait aussi au plan politique à la disparition des personnes. Les prisonniers politiques, les étudiants vus dans les manifestations, les prisonniers d’opinions, etc. La plupart des Marocains, jusqu'à la mort du roi Hassan II, ne pouvaient même pas parler des prisonniers politiques, ni témoigner de ce qui s'était passé. On n'avait absolument aucune information, un vrai "trou" dans notre mémoire collective. Cela m'a amené ensuite au projet intitulé "Accessible" par lequel je me suis intéressé à ce que j'appelle "la place qui est à côté de moi". On a en effet toujours quelqu'un à côté de soi, d’abord pour nous accompagner, pour nous surveiller, pour nous protéger. Lorsqu'on grandit, on a un copain, plus tard on prend le train ou l'avion, mais il y a toujours quelqu'un à côté de soi. Pour moi il était donc devenu évident que chaque personne qui se trouverait à côté de moi serait mon public. La plupart des gens que j'ai rencontrés en voyage ont eu connaissance de mon travail artistique.

Ce roman policier dont tu as fait une sorte de journal de bord dessiné et de livre d'artiste où le texte original sert de fond à des images abstraites ou symboliques articulées comme une bande dessinée... ?

Oui, ce travail impliquait une manière d'aborder les gens, de nouer une relation. D’ailleurs tout commence lorsqu'on me demande "Que faites-vous dans la vie ? ". Les gens pensent encore que les artistes ne travaillent que dans leurs ateliers. Souvent ils trouvent ça amusant, parler avec un artiste ou faire partie d’une œuvre. J'avais commencé ce travail dans des gares ou dans des files d'attente. Mais c'était très difficile de les aborder comme ça, parce que je suis un peu timide. J'ai compris par la suite que lorsqu'on était assis, un tout autre rapport s'instaurait. C'est comme ça que je me suis décidé à prendre le train (rires) ! Le trajet m'assurait deux à trois heures pour m'expliquer, pour nouer une relation. Il m'est même arrivé de faire le trajet Casablanca-Rabat, ou Rabat-Tanger, rien que pour trouver un témoin et lui montrer mon travail.

Mais ce problème se pose aussi en France, par exemple, où l'on se demande qui reçoit et qui comprend l'art contemporain... Est-ce que tu essayais aussi de prouver aux gens qu'ils pourraient avoir une conscience et un regard critique vis-à-vis de l'art ?

Le plus important pour moi, c'était d'abord que l'œuvre leur soit accessible. Qu'ils la comprennent plus ou moins, je ne porte aucun jugement sur cela. Ils ont pris ce qu'ils ont pu prendre, peut-être se sont-ils dit au fond, que j'étais un pauvre type, et ils ont veillé à être gentils avec moi. Je ne sais pas ce qu'ils peuvent avoir pensé en fait. Mais ce qui m'intéresse le plus c’est que l'œuvre leur ait été accessible par sa présence, par sa proximité.

C'était donc une question de survie artistique.

Je pense que je n’aurais jamais pu survivre artistiquement, si je n’avais pas déclaré ma mort symbolique déjà en 1993, dans une interview au journal marocain "L’opinion". Cela m’a libéré, et m’a permis de faire une peinture plus ou moins détachée de la tradition picturale marocaine très influencée par le passage des artistes comme Delacroix, Matisse et d’autres. Ce qui m’intéressait le plus c’était ce que je ne pouvais pas montrer dans mon travail, ce que je cachais inconsciemment, je parle de l’autocensure.

Mais aujourd'hui tu vis en France, qu'est-ce qui a changé pour toi, comment le problème s'est-il déplacé ?

Je continue toujours à dire que les choses sont de nature difficile. Faire une peinture, réaliser une vidéo ou écrire un livre c’est presque impossible pour moi. Au Maroc mes problèmes étaient devenus des solutions à partir du moment où j'avais pris la décision de rencontrer mon public. Les témoins de mes effacements sont devenus complices. Nous étions au cœur de la relation à la chose cachée, à la chose vue. Mais nous n'étions pas cachés nous-mêmes, ni cachés à nous-mêmes. Par la photographie, l'action avait quelque chose de transparent, d'affirmer. En France, ou en Europe les difficultés sont dans ce qu’on attend de moi en tant qu’artiste marocain ou arabe. En général j’ai l’impression qu’il y a une commande un peu cachée et que l’on attend encore d’un artiste marocain de vendre des tapis dans une biennale ou de servir du couscous. Il faut être conscient de cela, pouvoir jouer de la commande, tu sais, l’art et la commande c’est une vieille histoire.
 
 

 

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© Mounir FATMI
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