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Mon public c'est la personne qui est à de moi
 
Quant à la question du statut de l'artiste, un concept remontant au XIXe siècle, européen, issu d'une tradition romantique, individualiste, critique et dont, après la décolonisation, les artistes arabes se sont inspirés. Étant donné l'histoire politique et les structures sociales très différentes du monde arabe actuel, où la religion fut traditionnellement soudée à l'art arabo-musulman, comment le statut de l'artiste arabe - en tant qu'individualité - se fraie un chemin aujourd'hui, et avec quels résidus ou permanences du passé doit-il négocier ?

C'est vrai que le mot "artiste" renvoie à un concept occidental. Dans le monde ante islamique, l’artiste était le "poète", lié bien sûr à la tradition orale, puis littéraire. Chaque tribu avait son poète. Le poète abordait tous les sujets, c'était en même temps un critique. Je pense qu’aujourd’hui l’artiste arabe a perdu l’usage de la critique, en fait il souffre plus que jamais, dans une situation, de manque de liberté d’expression dans son pays et d’une injustice dont il pâtit à l’extérieur. Mêmes ceux qui ont réussi à être acceptés en Europe ou aux États-Unis se voient sanctionnés à cause de n’importe quelle crise politique, en Palestine, en Irak ou en Afghanistan. À mes yeux, l’artiste arabe reste toujours lié à cette tradition de poètes, qui racontent, et qui se déplacent.

Comme le conteur ?

Oui, le conteur c'est le messager qui "porte le verbe". Lorsqu'on voulait envoyer le message, le poète était le médium. Il était le message lui-même. C'était lui qui prononçait le texte. Il y avait une tradition de poètes que l'on appelait les "fous" et qui écrivaient des poèmes sur leurs propres habits et se déplaçaient d'un village à l'autre. C'est vraiment du texte sur leur corps qu'ils déclamaient.

C'était une performance artistique avant l'heure ?

Oui. Et c'est cela qui m'a amené à réaliser la série des photos Mal de frontière, des badges épinglés sur mon propre corps, je voulais porter littéralement mon nom "sur moi".

Quel lien y vois-tu avec les conteurs de la place Jamma El Fna de Marrakech que l'Unesco a classé comme "patrimoine immatériel de l'humanité" ?

Les mots, c’est ce qu’on appelle ici au Val Fourré "la tchatche", une grande partie de mon travail est basée sur la rencontre avec les autres, aborder quelqu’un dans la rue pour lui demander l’heure est une chose. Lui demander "qui sont les autres ?" est une vraie performance. C’est très poétique de faire partie du patrimoine immatériel de l’humanité. Les mots, c’est tout ce qui va nous rester peut être à la fin.

En tant que plasticien, comment brasses-tu tout cela ? Ce travail qui est autre chose que de "l'esthétique relationnelle", je crois, cette oralité, ce dialogue, ces récits. Car malgré tout tu travailles avec des images.

Oui, mais les images, ce ne sont que les restes, l’image en vérité n’est que le reste de quelque chose ou de quelqu’un.

C'est le résidu ?

Oui, car je crois qu'on a mis l'image sur un piédestal. Qu'on l'a surévaluée. Les images ne sont que les "restes" de la vie. Ce ne sont que des traces d'archives. Prenons l'exemple des deux tours du World Trade Center ce qui nous en reste ce ne sont que des images. Mais qu'est-ce qu'une image au fond ? Rien. Lorsque je voyais des photos dans la presse ou à la télévision, je n'arrivais pas à capter la dimension réelle de ces deux tours. Il paraît qu'elles étaient colossales, or la photographie n'offre qu'un cadre limité et la télévision aussi. Et je ne réussissais pas à m'imaginer qu'il y ait pu avoir plus de 6000 personnes dans ces tours. L'image, ce n'est qu'une trace virtuelle, qu'un reste. D'ailleurs, on ne doit pas dire l'image, mais les images. Et même si on les regroupait on n'aurait encore qu'un semblant de fragment de ce qui s'est vraiment passé.

En même temps, les Twin Towers ont été conçues et construites selon la finalité de l'image. C'était une image symbolique, orgueilleuse, relevant d'un défi.

Je pense que ce n'était pas seulement une image symbolique, orgueilleuse mais une vraie tentative de matérialiser l’inimaginable, quelque chose qu'on ne peut imaginer ! On ne peut pas imaginer ces tours, pas plus qu'on ne peut imaginer qu'elles puissent s'effondrer.

C'était sûr qu'une tragédie aussi terrible serait immédiatement versée dans le canal des médias. C'est aussi pourquoi le gouvernement des Etats-Unis a censuré l'image des morts, comme stratégie face à une attaque, qui était aussi une attaque par l'image, par le symbole. Quand on voit celles de la guerre du Golfe, qui ressemblaient à un banal video game et de l'autre, celle volontairement archaïque faisant signe vers une sorte de passé biblique, de Ben Laden - du moins par son apparence vestimentaire, nous avons là deux types de manipulation par l'image.

Oui, mais prenons la fameuse cassette vidéo de Ben Laden qui est devenue une pièce à conviction pour le gouvernement des Etats-Unis de sa culpabilité. Un document où il parlait des attentats, se réjouissait etc. Elle était inaudible, les images étaient de mauvaise qualité. C'est stupéfiant de penser que dans un monde aux technologies numériques si sophistiquées, cette image défaillante, sous-titrée en plusieurs langues, ait pu servir de preuve. Comme si une image, même de basse résolution, pouvait dire la réalité et condamner quelqu'un…On donne un pouvoir immense à une simple trace. L'image se substitue à la vérité, elle devient vérité, alors qu'il n'y a rien de plus relatif qu'elle. Tout image dépend de son contexte, on le sait bien. Et c'est pour cela qu'elle est par définition la proie des manipulations et des interprétations. Je suis étonné de voir ce lien si fort entre le monde occidental et l'image. Mais nous vivons dans un monde tel que si nous ne commençons pas à prendre réellement en charge notre propre image, nous sommes condamnés.

           


 

 

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© Mounir FATMI
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